vendredi 29 juillet 2011

Comment le Web social contamine l’éducation universitaire

Le web social est en train de marquer profondément la société et provoque des changements même dans des dimensions de la société qui ne sont pas directement lié au monde du Web. Je vais m’intéresser ici au domaine où je travaille, c'est-à-dire à la pédagogie dans l’éducation supérieure, et tenter de voir comment les caractéristiques du Web social sont en train de modifier profondément les codes de ce milieu. Plus particulièrement nous allons nous intéresser à l’évolution des rôles sociaux dans l’éducation et aux mécanismes de circulation de l’information. Afin de faciliter cet exercice, nous allons tenter de voir quels seront les effets de ces changements dans différents horizons temporels : 1 ans, 5 ans et 20 ans.

Changement de rôles

Intéressons nous d’abord à la notion de rôle social. On sait que le Web social est en train de contribuer à redéfinir les rôles joués par les différents acteurs du Web. Les producteurs de contenu, les auditeurs, les vendeurs, les clients … sont tous des rôles qui ont profondément été modifiés avec l’arrivée du Web Social. Par exemple avec les outils d’édition Web de plus en plus faciles à utiliser, M. et Me. Tout le monde, peuvent maintenant devenir des producteurs de contenu Web et se constituer des auditoires en dehors des réseaux traditionnels. Quel genre d’effet tout cela peut-il avoir dans le monde de l’éducation supérieure?
Nous sommes en train d’observer des changements semblables sans qu’en apparence il y ait des liens avec le Web Social. En effet, récemment les enfants « de la réforme » entraient au Cégep. L’attitude de ces élèves, qui ont vécu leur cursus scolaire dans un programme où on les invite à parler, à s’affirmer, à comprendre plus qu’à apprendre par cœur, à développer des compétences plus que des connaissances, a surpris plusieurs enseignants du collégial. Un des aspects de cette réaction est lié à la tension entre les rôles Enseignant / étudiant.
Dans une conception plus traditionnelle de la pédagogie l’enseignant est un émetteur d’information et l’étudiant un récepteur. De plus, il n’y a pas nécessairement de boucle de rétroaction. C'est-à-dire que l’enseignement de l’enseignant, pour être complet, n’a pas besoin de l’apprentissage de l’étudiant ce sont deux processus distincts. Avec la réforme, on enseigne aux élèves à changer de rôle et à devenir actifs dans leur processus d’apprentissage. L’enseignement devient centré sur l’apprenant. Ainsi, il n’y pas plus dans le processus un acteur actif et un acteur passif mais deux acteurs actifs qui doivent collaborer entre eux pour s’assurer que l’élève apprend. Ainsi, deux conceptions du monde de l’enseignement s’affrontent et font évoluer les rôles. 

Dans le milieu Universitaire, où je travaille, cette tension est observable à différents niveaux. Plusieurs enseignants très accrochés au mode traditionnel d’enseignement sont déçus des nouvelles générations d’étudiants, ils les trouvent dissipés, peu attentifs, peu travaillant, toujours enclin à se faciliter le travail en « cherchant sur le Web ». Tandis que d’autres enseignants qui adhèrent au nouveau modèle, n’ont pas les mêmes récriminations à formuler à l’égard des étudiants. On observe donc, au sein même du corps professoral des tensions entre les individus qui conçoivent leur rôle d’enseignant différemment. Ce rôle est en train de se modifier et ces tensions sont témoins de ce changement.
Ce changement n’est évidemment pas une conséquence directe du Web Social, par contre j’argumente qu’il y est lié. Le Web Social, qui est maintenant au cœur de nos sociétés et de nos activités, notamment pour les jeunes, nous invite par essence à questionner les rôles sociaux et en particulier les notions d’institution et  d’autorité. Les communautés sur le Web sont souvent constituées de manière had hoc par des individus qui décident d’autoréguler leurs comportements. L’organisation du « travail » a lieu en dehors des institutions et sans nécessiter l’intervention d’autorité. Mêmes les modérateurs ou les gestionnaires de sites ne sont pas considérés comme des « autorités » dans la mesure où n’importe qui peut devenir modérateur ou bien critiquer le travail des modérateurs. Ainsi les jeunes qui arrivent maintenant à l’Université ont cette expérience d’un modèle de société où il est possible de produire sans qu’intervienne autorité ou institution. Ils peuvent être maîtres de leurs propres activités et tout de même fournir un travail utile soit à une communauté soit à leur propre apprentissage. Le Web social contribue donc fortement à remettre en question les notions traditionnelles d’institution et d’autorité ce qui va dans le même sens que les valeurs prônées dans la réforme de l’apprentissage. 

Quels seront les impacts de cette situation sur nos universités :
Dans 1 ans … Dans l’immédiat des tensions sont déjà visibles entre les enseignants et les étudiants et entre les enseignants entre eux. Il est clair qu’à court terme les enseignants devront continuer « composer avec la situation » c'est-à-dire tenter d’adapter leur mentalité pour répondre à la nouvelle conception de leur rôle par les étudiants. Ceci continuera de créer des divergences d’opinion, voire des conflits entre étudiants et enseignants. Cette situation conflictuelle est toutefois nécessaire pour que la situation revienne à l’équilibre éventuellement. 

Dans 5 ans … Je crois que des changements seront déjà observables au niveau de la relation étudiant/enseignant. Les enseignants seront mieux encadrés par les services pédagogiques et plusieurs d’entre eux auront compris l’intérêt d’infléchir leur rôle pour devenir plus des « coachs » ou des « aidants » dans le processus d’apprentissage des étudiants. Cela va probablement modifier dans certains cas les façons d’enseigner avec : moins de séances magistrales, plus de travaux d’équipe en classe et l’utilisation plus marquée des outils collaboratifs en ligne par les étudiants.

Cette situation aura des impacts directs sur les outils informatiques couramment utilisés dans les institutions universitaires : les LMS (Learning management system, outils de gestion de cours). Actuellement ces outils sont pour la grande majorité fondés sur un modèle 1.0 du Web ou l’institution diffuse une information et l’étudiant la « reçoit ». Or, dans 5 ans, je crois que beaucoup d’universités auront intégré des fonctions Web 2.0 dans ces outils. Par exemple, des modules de commentaires dans un plan de cours ou dans la page des ressources d’un cours, des outils d’annotation collaboratifs, des fonctionnalités de partage de ressources ou d’information avec son groupe etc. Ainsi, les LMS vont s’aligner sur les changements qui se produisent au niveau de la distinction des rôles étudiant/enseignant, pour permettre à l’étudiant de devenir actif non seulement dans son apprentissage, mais également dans la constitution du matériel de cours. 

Dans 20 ans … J’ai l’intuition que le portrait des Universités québécoises sera profondément modifié. D’abord l’accent sera beaucoup moins mis sur le cours (qui émane de l’enseignant) mais sur le programme (qui est lié au cursus de l’étudiant et à son apprentissage d’un point de vue plus général). Les cours à distance supportés par des outils collaboratifs en ligne seront beaucoup plus fréquents, et les enseignants seront beaucoup moins bavards que les étudiants dans les séances de classe traditionnelles. 

Encore une fois les LMS suivront cette tendance. D’abord, les différents outils et artéfacts liés au parcours de l’étudiant seront transversaux sur tout leur programme, si non sur tout leur parcours académique. Les outils de portfolio électronique, qui ont pour objet de rendre compte du parcours d’un étudiant, de mettre en avant ses réalisations et ses réflexions, deviendront probablement le cœur et la porte d’entrée des futurs LMS. J’ai l’intuition que les bulletins semestriels seront également appelés à changer et deviendront des indicateurs généraux sur le parcours plutôt qu’une collation de résultats à des cours indépendants entre eux. J’imagine facilement qu’à des intervalles réguliers des groupes d’enseignants se rencontrent, en personne ou virtuellement, pour discuter du parcours de tous leurs étudiants et s’entendent sur le feed back qualitatif et quantitatif à leur donner. Évidemment, ce processus de discussion et le transfert de toutes ces informations est tributaire des changements technologiques qui permettrons au LMS de suivre les parcours individuels des étudiants et de permettre les conversations virtuelles entre étudiants et enseignants

 

La circulation de l’information

J’ai abordé déjà l’importance que prendra dans l’éducation l’acquisition de compétences. Les connaissances, c'est-à-dire l’information, jouent toutefois actuellement un rôle fondamental en éducation. Aussi le Web social affecte grandement les schémas traditionnels de diffusion de l’information et donc le monde de l’éducation.
Nous avons discuté dans la section précédente de la notion d’autorité et nous avons vu comment celle-ci est malmenée dans la nouvelle donne influencée par le Web social. Or dans le milieu universitaire, la circulation de l’information est étroitement liée à cette notion d’autorité. Une information est considérée comme valide si elle a été énoncée (dite ou écrite) par une autorité. Le mécanisme de la citation et l’importance qu’il prend dans la réflexion universitaire en est l’illustration la plus frappante. 

Le web social a entraîné une inflexion de ce mécanisme. En effet, il appert qu’en termes de quantité et de qualité de l’information, la communauté peut s’avérer souvent être une source équivalente à un expert. Pensons seulement à l’exemple de Wikipédia, une encyclopédie collaborative en ligne, dont le contenu est réputée être aussi fiable que l’encyclopédie Britanica qui s’appuie sur les meilleurs experts mondiaux dans chacun des domaines (Source : Nature).  Ainsi, les sources valides pour obtenir une information sont en train de se multiplier et se diversifier. De plus, la disponibilité de l’information « en ligne » ainsi que l’amélioration constante des moteurs de recherches et des outils de diffusion, fait que les experts ne sont plus les propriétaires de « l’information scientifique ». Même les experts d’un domaine en particulier ne peuvent plus être détenteurs de la totalité du savoir dans ce domaine car avec la diffusion de l’information qui augmente de façon exponentielle, c’est la « quantité » de savoir qui explose. 

Tout le modèle économique actuel des Universités est fondé sur cette notion d’expert et sur le fait qu’eux seuls détiennent la connaissance. Plus les chercheurs publient dans des revues académiques qui sont fermées au public et payantes, plus ils sont cités par leurs collègues et plus ils reçoivent des fonds pour faire de nouvelles études. Ce cycle fait que la connaissance est réputée circuler uniquement parmi ceux qui sont considérés comme les autorités.  Pour avoir accès à cette connaissance, les non-initiés doivent s’inscrire aux cours universitaires et recevoir l’enseignement de ces professeurs. 

Ce modèle est sérieusement mis à mal par les nouveaux codes sociaux du Web social. En fait, il est en train de se construire un monde du savoir parallèle basé sur la collaboration et l’ouverture. On voit déjà des effets très clairs de cela à travers certaines plaintes formulées par les enseignants à l’égard des étudiants. Premièrement, ils leurs reprochent de peu questionner leurs sources et d’utiliser des sources douteuses, comme Wikipédia, dans leurs travaux et de « collaborer », voire plagier, avec leur collègues pour obtenir des informations. Ensuite, ils leurs reprochent de faire peu de cas de la propriété intellectuelle. Or, dans le modèle économique traditionnel du savoir, la propriété intellectuelle est la base de l’économie. 

Le Web social est selon moi en train de littéralement mettre la hache dans le modèle traditionnel de l’économie du savoir. Dans cette nouvelle donne, détenir une information devient de moins en moins un enjeu. Ainsi, un travailleur qui sait comment trouver une information est souvent plus « efficace » qu’un travailleur qui connaît cette information et qui est peu habile à chercher de nouvelles informations. En effet, le premier a le potentiel de trouver la multitude d’information dont il aura besoin dans le cadre de son travail.

Le savoir et l’information prennent des trajectoires différentes à travers les outils du Web social. Ceci a des impacts directs sur le milieu universitaire et l’Enseignement. Essayons maintenant d’imaginer qu’elles en seront les conséquences dans …
1 ans…  Actuellement, les enseignants commencent déjà à orienter leur pédagogie et leurs évaluations vers l’acquisition des compétences, plutôt que l’apprentissage de connaissances. Il s’agit de la réponse la plus logique confronté à cette réalité que la connaissance est partagée par tous. Dans mon milieu, École de commerce de niveau universitaire, beaucoup d’accent est mis sur l’obtention d’agrément d’organismes internationaux afin d’attirer des étudiants étrangers. Or, ces organismes mettent beaucoup de pressions sur les écoles pour qu’elles démontrent que l’acquisition de compétences fait partie de leur cursus et que celle-ci est validée par des évaluations. Cette pression se répercute sur les directions qui la relaient aux enseignants. Ainsi tous les enseignants sont maintenant confrontés à cette réalité qui les obligent à modifier leur façon d’enseigner (façon qu’ils mettent en pratique pour certain depuis plusieurs années). Ainsi, on voit émerger dans les facultés de plus en plus de types variés d’évaluation : ex. exposés oraux, évaluations par les pairs, travaux d’équipe en classe. Surtout on voit le nombre et l’importance des évaluations  écrites à choix de réponse, qui valide uniquement l’acquisition d’une connaissance, diminuer.  

On observe au niveau des LMS des tentatives timides pour inclure cet accent sur l’acquisition de compétences. En effet, les organismes d’accréditation internationaux demandent de rendre compte de comment les étudiants acquièrent des compétences : dans le cadre de quels cours, quelles activités, et avec quels résultats. Or, de façon surprenante les institutions universitaires et les comités de programmes ont, sommes toutes, une idée assez floue de ce que font les enseignants dans leurs cours. Ils ont évidemment accès aux plans de cours, mais ces documents, assez disparates dans la plupart des institutions, documentent de façon fragmentaire ce qui se passe dans la réalité de la classe. Ainsi, les LMS sont de plus en plus envisagés comme un moyen de colliger le déroulement des cours, à conditions : qu’ils soient utilisés et qu’ils soient bien utilisés. Résultat, les universités mettent de plus en plus l’accent sur ces outils : développement de nouvelles fonctionnalités, développement de projets spéciaux, encadrement et formations des enseignants, etc.

5 ans... La pression pour un changement des pratiques d’enseignement va probablement se poursuivre et les moyens technologiques pour appuyer ces changements devenir plus sophistiqués. Ainsi, on pourrait voir augmenter le nombre d’évaluations fondés sur des travaux d’équipe où le processus importe plus que le résultat. Par exemple, une équipe de 5 personnes qui a un dossier d’investissement fictif à produire pour un nouveau système téléphonique pourrait utiliser des outils collaboratifs en ligne pour monter le dossier : faire des réunions dans une salle de collaboration virtuelle en ligne et rédiger le travail sur un Wiki. L’enseignant évaluerait non seulement le résultat final (le dossier d’investissement), mais la façon dont l’équipe s’y est pris pour collaborer et parvenir au résultat. Ainsi, l’accent ne serait pas mis sur la connaissance qui a été produite dans le cadre de ce travail, mais plutôt le processus par lequel cette connaissance a été : localisée, colligée, analysée et synthétisée. 

Parallèlement l’importance des cours traditionnels en mode strictement magistral devraient continuer à diminuer. En effet cette méthode est très efficace pour transmettre des informations à un auditoire, mais très peu pour l’amener à développer des compétences et encore moins obtenir de la rétroaction sur l’acquisition de ces compétences. Encore là, les outils Web, plus particulièrement les outils du Web 2.0 s’avéreront très utiles. Par exemple des enseignants voudrons utiliser du temps en classe pour faire des exercices d’équipe et utiliser des outils collaboratifs, par exemple des wiki, pour colliger les livrables de ces exercices pour ensuite en discuter en grand groupe. Les outils de discussions en ligne (chat) ou de tweet seront également de plus en plus utilisés durant les séances de cours qui ont lieu en grand groupe pour que tous les étudiants puissent émettre des commentaires durant les séances et que ces derniers soient discutés à différentes périodes consacrés à ceux-ci. 

20 ans … Il sera sans doute rare, voir impossible de faire faire aux étudiants des examens sans documentation. J’imagine très bien que dans 20 ans les ordinateurs portatifs ou autres outils de communication intelligent et portatifs auront tout à fait investit les salles de classe et d’examen. Les enseignants devront nécessairement revoir leur manière d’évaluer les étudiants. La quantité d’informations apprises par un étudiant ne pourra plus être un critère d’évaluation. Probablement que les ordinateurs seront utiliser comme levier durant les examens pour demander aux étudiants par exemple de faire des recherches sur certains sujets et de commenter leurs recherches. 

Comme je l’ai évoqué plus haut, probablement que les LMS seront radicalement différents des outils actuellement utilisés. Non seulement l’accent sera mis sur l’étudiant et son parcours, au détriment des différents cours, mais probablement que ceux-ci serviront beaucoup moins à transmettre des informations qu’à illustrer des réflexions. En effet, on peut facilement imaginer que les étudiants auront chacun à leur disposition des blogues sur lesquels ils pourront commenter leur processus d’apprentissage de compétences. Ces blogues seront au cœur de leur espace et sera pour un outil incontournable pour leur évaluation.

Vers une contamination totale des universités

Je crois que j’ai bien démontré que les nouvelles valeurs et codes qui émergent au sein du mouvement Web 2.0 influencent fortement le monde de l’éducation universitaire et a, et continuera d’avoir, des impacts importants sur l’expérience vécue par les étudiants dans les universités. J’ai quelques fois entendu le reproche selon lequel les milieux universitaires étaient à la remorque de la société quand aux changements liés au Web 2.0. Ces critiques étaient plutôt fondés sur le fait qu’il existe une culture de fermeture dans la recherche universitaire. Comme ce sont les mêmes personnes qui enseignent et qui font de la recherche dans les Université, je ne serais pas surprise de voir prochainement de grandes révolutions se produire également dans le monde de la recherche universitaire.